PÉRIGNAC : LÉGENDE D'ARKARA

Mercéür traîna le coffre sur le sable et dit à son ami Phardate :

- J’ai envie d’écrire ce que je ressens, mais tu sais bien que ce n’est pas les deux premières lettres de l’alphabet que j’ai appris de mon ami Rat-Mage qui pourraient m’aider à mettre mes émotions sur un papier!

- Je vais écrire ce que tu ressens au fond du coeur.

Mercéür ferma les yeux et des larmes s’écoulèrent abondamment pendant qu’il pondit ces vers qui deviendraient célèbres sur Arkara.

J’ai joué le rôle de celui qui torture
En souhaitant être celui qui endure
Car en frappant un être si pur
Valais-je mieux qu’un bourreau au coeur dur?

J’ai joué mon rôle de missionnaire
Comme d’autres vivent en militaire
J’étais tout de même un tortionnaire
Qui fit le mal en fonctionnaire

Ne me demandez jamais plus d’obéir à la violence
Au nom d’un salut, d’une mission ou d’une délivrance
Car celui qui refuse de prendre le sang de l’innocence
Me vaut mille fois en vertus et en conscience

Ne dites jamais que Mercéür est bon comme le miel
Ou amer comme ce vin au goût de fiel
Car j’ai mangé la chair d’une brebis venue du ciel
Et vidé son sang comme un infidèle

Amis, n’obligez plus un Maître à devoir s’offrir sur l’autel
Dans le sang, les plaintes et les tourments cruels
N’attendez plus jusqu’à la fin de votre bêtise mortelle
Pour apprendre à développer l’amour fraternel

Ne laissez plus l’inconscience s’installer au fond de votre coeur
Car la moindre parcelle d’intolérance envers vos frères et soeurs
Y prendra racine pour devenir la fleur haineuse de vos malheurs
Celle-la même qui nourrit la violence et toutes les peurs.

Méfiez-vous de votre bonne humeur naturelle
Ce n’est pas cela qui vous rendra fraternel
Car le saint homme et le grand criminel
Naissent également d’une manière naturelle

Arkarien, ne deviens jamais ce peuple enraciné dans les lois
Car un jour celles-ci bafoueront tous tes droits
Sème plutôt le bon grain d’amitié, le sourire et ta joie
Si tu veux voir de belles récoltes pousser partout sur Arkara


Mercéür transporta bientôt le coffre dans lequel se trouvait la dépouille de son ami Ba-Fon. Il dit à Phardate et aux autres témoins en marchant lentement vers le vaisseau spatial : “ Bientôt, apparaîtra l’enfant de la lumière dans le jardin de sa Mère. Elle va lui offrir une autre rose fantastique qui sera encore plus lumineuse que celle qui fut dessiné par le jeune Maître du destin. La fleur éclairera la nouvelle Terre comme un soleil en forme de rose. Sa lumière sera tellement douce et apaisante que les âmes cesseront toute concurrence entre elles. Elles vivront en réfléchissant avec sagesse”.

Le missionnaire vit alors la jolie Osis venir à sa rencontre en tenant une petite boîte argentée dans ses mains. Elle attendit qu’il dépose le cercueil dans le vaisseau avant de lui présenter ce petit coffret au nom des prêtresses arkariennes.

- Voici la future demeure du divisionnaire, lui dit-elle en fixant le serpent qui se tortillait violemment dans la main de Pritesjeude.

- Il s’énerve, dit Phardate en aidant l’autre Croucounain à le maintenir solidement. On ne pourrait l’enfermer dans sa prison avant de lui faire cracher tout son venin. Il lui faudra au moins encore mille ans avant qu’il puisse de nouveau en sécréter.

- Au temple de l’Accueil, dit alors Osis en souriant à Mercéür, j’ai reçu la visite de plusieurs Grands-Maîtres du mont Bellapar. Ils firent apparaître un grand bassin en me demandant d’y tremper les pieds dans des cristaux d’une rare beauté. Ensuite, le Grand-Maître Adiech m’a dit ainsi : “ Osis, c’est toi qui devra écraser la tête du divisionnaire afin de lui faire cracher tout son venin. Celui-ci ne pourra t’empoisonner puisque nous venons de cristalliser tes pieds avec notre énergie immortelle.”

Mercéür opina d’un large signe de tête avant de saisir le serpent à deux mains. Il l’immobilisa sur le sable et Osis lui fit cracher son venin. Puis, le divisionnaire fut enfermé dans le petit coffret qui possédait cinq serrures représentant les portes de l’orgueil, de l’envie, du mensonge, du pouvoir et de l’intolérance. Phardate dit ensuite d’un air soulagé :

- Alba n’existe plus pour diviser notre peuple et ceux des autres planètes de l’univers. Nous jetterons la boîte dans l’espace lorsque nous quitterons la Terre. Par contre, je dois avouer qu’on ne peut se débarrasser définitivement d’un être comme Alba. Il est devenu une ombre comme celle de Baa-Bouk. Une ombre ne peut faire aucun dommage, mais elle suit tout de même le marcheur. Je veux dire par cela que si les hommes forgent une clef pour chacun des scellés de cette boîte, ils finiront par créer une nouvelle peau au serpent divisionnaire. L’instinct du mal sommeillera toujours au fond du coeur des êtres comme une clef capable de libérer Alba de sa boîte. Cela risque d’arriver lorsque le peuple aura oublié le poids de la souffrance des civilisations qui l’auront précédés. Il ne faut surtout pas que la nouvelle humanité oublie qu’elle possède ce pouvoir de transformer toute chose pour son bonheur ou son malheur.

Alba est vaincu et le corps de Ba-Fon est ramené sur Arkara. Mercéür est encore ébranlé par la dureté de sa mission sauf qu’il sait à présent que son frère vient de mettre un terme au règne de celui qui profita de son immortalité physique pour entretenir la haine au cours des âges. Le peuple attend à l’extérieur de la Tour royale la résurrection de l’Enfant de la lumière. La dépouille est étendue sur la grande table en émeraudes autour de laquelle sont rassemblés les trois autres Olympus. Le Maître du destin place ses mains au-dessus du corps mutilé et lui redonne son apparence d’antan alors que Mercéür ou encore Perlin pose affectueusement les siennes sur le front gelé en examinant le Cœur royal traverser le défunt. Lorsque la boule de feu touche le cœur de Ba-Fon, celui-ci se remet à battre comme par enchantement. L’Enfant de la lumière ouvre lentement les yeux et sourit à ses frères qui voient alors le puissant Maître de l’Amour se métamorphoser en une lumière d’une rare splendeur. Elle brille, tel un soleil sans toutefois aveugler le peuple lorsqu’elle traverse lentement le temple pour s’élever ensuite vers le ciel. Les témoins fascinés par ce phénomène savent alors que Ba-Fon vient de ressusciter. Des anciens fautifs n’hésitent pas à dire que cette lumière est le Christ alors que d’autres préfèrent utiliser des noms associés aux différentes religions qui sont pratiquées sur Terre. Bientôt, le corps lumineux se fixe au firmament avant de prendre la forme cristalline de l’ancien royaume des Luminatisiens. Ainsi, Ba-Fon désire devenir la nouvelle patrie de ce peuple qui perdit sa planète en tentant de vaincre Baa-Bouk. Les bulles heureuses n’auront plus que quelques millions de kilomètres à parcourir lorsqu’ils voudront tenir compagnie aux enfants qui seraient bien tristes de perdre leurs jolis ballons du bonheur. Des milliers de Luminatisiens viennent de retrouver un véritable paradis tout en lumière et gouverné par le Maître de l’Amour. Ils vont s’imbiber de connaissances encore plus grandioses encore que les sciences depuis qu’ils ont compris que la formule parfaite du bonheur se trouve finalement en soi et autour de soi.

Le monde a bien changé depuis que le Maître de l’Amour vient de s’établir en monarque dans cette dimension où il sera visible à tout jamais. C’est le début d’une phase extraordinaire dans l’évolution des Entités à travers l’univers puisque le sombre tableau d’un monde gouverné par la noirceur vient de céder sa place à celui de la lumière. Même les victimes du vaste conflit nucléaire sur Terre vont renaître sur une planète identique à la leur comme cela fut le cas pour les Arkariens. Tout près du puissant Ba-Fon qui brille tel un soleil apparaît la copie conforme de la jolie bille bleue. Le Maître du destin en a voulu ainsi pour permettre aux Entités de réfléchir aux conséquences de leur inconscience puisque la quasi-totalité des habitants périrent au cours du dernier conflit mondial. Il n’existe plus de civilisations sur cette planète, à peine quelques tribus ayant miraculeusement échappées aux radiations produites par les bombes atomiques. Par contre, des centaines de survivants d’une colonie lunaire attendent patiemment que le taux de radiation disparaisse suffisamment pour revenir sur Terre. Manuel refuse de laisser porter la responsabilité du désastre mondial uniquement sur le dos des dirigeants de l’époque. S’ils sont devenus aussi puissants et surtout insatiables dans leur appétit du pouvoir, c’est également à cause des innombrables profiteurs qui approuvèrent un système économique uniquement axé sur l’exploitation de l’Homme comme simple produit et service. La déshumanisation fit le reste…

Des milliards d’âmes gravitent autour de la nouvelle Terre comme prêtes à féconder ce noyau qui les fera renaître en chair et en os sur cette planète qui ressemble étrangement aux descriptions du paradis terrestre. Les animaux n’y sont pas féroces et peuvent communiquer avec les humains au même titre que les arbres, les fleurs et les minéraux. Ce qui étonne le plus les « morts » lorsqu’ils se promènent pour la première fois dans ce paysage où les frontières et les cités d’autrefois n’existent plus, c’est justement de s’imaginer être sur la vraie Terre jusqu’au moment où des anciens astronomes découvrent que le soleil ressemble à une boule de cristal d’une rare luminosité et que la lune est remplacée par une petite planète en forme d’amande. Ils viennent tout simplement de découvrir Arkara. Il faudra bien que les Entités terrestres s’habituent à leur nouvelle dimension puisque la voie lactée est devenue celle d’Anima. Les pauvres observateurs ne peuvent y reconnaître la moindre constellation dans ce nouveau firmament. Ils admettent bientôt se trouver dans un univers parallèle ou encore dans une autre dimension. Puis, tout-à-coup, les esprits constatent que leur corps physique n’éprouve aucune faim, ni douleur et même de désirs. Ils peuvent se déplacer dans les airs, marcher sur les eaux et traverser des rochers. Les habitants se comprennent parfaitement entre eux même s’ils parlent des langues différentes. Personne ne semble cependant désirer se rappeler leur vie sur la vraie Terre comme si cela faisait partie de leur ancienne peau. Ils vivent pour le moment un beau rêve et cela est mieux sans doute que d’ouvrir les yeux pour voir cette réalité cauchemardesque de la fin des civilisations. Le Maître du destin désire voir ces âmes rêver au bonheur naturel avant de les éveiller à ce qu’elles crurent si importants sur terre pour se créer autant de bonheurs artificiels. Avaient-elles besoin de se battre pour exister ou simplement apprendre à être? Elles devaient se nourrir, dormir, s’aimer, aimer leurs semblables et développer un sens de la liberté qui respecte la vie, la nature et les différences. Personne ne vit finalement par soi-même à cause de la vie qui l’a voulu dans son plan initial. La valeur d’un être ne peut se calculer, ni la totalité ne saurait se mesurer en unités distinctes. La vie est un livre où chaque lettre ne veut rien dire en elle-même. C’est pour cela que le sens de l’existence est contenu dans une virgule, un point, une lettre, un mot, une phrase, un livre et même une foule d’espaces vides pour séparer les mots entre eux. Se sentir vide, c’est apprendre sans doute qu’il existe un espace dans ce grand livre de Vie sans quoi tout serait incompréhensible. La minuscule vaut-elle moins que la majuscule dans une phrase? La virgule n’est pas toujours utile mais sans elle, personne ne saurait quand s’arrêter pour reprendre son souffle. Le mystérieux alphabet de la vie semble se diviser dans les mots mais demeure tout de même complet dans le livre.

Alors que les victimes du désastre mondial « réfléchissent » au sens de la vie, les Croucounains songent à mettre un terme à leur présence sur Arkara. Il est temps selon eux de céder leur place même s’ils savent qu’ils vont attrister le peuple. Phardate et ses confrères désirent retourner définitivement à Perlagobule où la vie sera différente dans ce vaste pays enchanté. Puis, ils pourront toujours réaliser ce rêve de parcourir Féerie en compagnie des Djinardiennes qu’ils considèrent un peu comme leurs vraies mères. Ils se promettent de retourner à tous les ans au village de L’Abondance, d’aller tenir compagnie au Grand-Maître Adiech dans son étrange vallée musicale et bien entendu, visiter Manuel dans la forêt enchantée. Ces différents lieux se trouvent à Féerie sauf qu’il faudra sans doute une bonne partie de l’éternité pour découvrir tout ce que recèle un royaume où tout existe. Les nains ne s’y trouveront sûrement pas étrangers dans ce monde fantastique puisque bientôt Mercéür y régnera en compagnie de la jolie fée Marianne. En attendant le jour de ses noces, le futur souverain vit sur son îlot intemporel qu’il continue à peupler de ses nombreux souvenirs comme missionnaire. Phardate ne veut pas partir avant de s’assurer d’avoir un successeur à la tête des Grands-Prêtres. Il songe à confier son poste à Osis, l’aînée des prêtresses du temple de Vaurec. Elle possède amplement d’expériences pour mener à bien sa mission sur Arkara même s’il faut qu’elle s’absente régulièrement pour offrir un peu d’eau de la fontaine magique à Kana. Il se trouve encore sur Terre à la recherche d’anciens fautifs qui vivent dans des peuplades épargnées par la fin des civilisations. Il compte également en retrouver parmi les survivants de la base lunaire lorsqu’ils reviendront s’établir sur leur planète, devenue en grande partie désertique. Phardate est heureux d’apprendre que la Grande-Prêtresse Osis accepte cette nomination et peut donc se retirer discrètement avec ses confrères à Féerie. Les Croucounains et les Djinardiennes sont paisibles de nature et ceux qui ont l’occasion de les voir trouvent qu’ils ressemblent étrangement aux Gnomes des contes de fées.

De son côté, Anak doit retourner en mission sur Terre. Une petite tribu australienne s’imagine trouver dans la dureté du cœur ou des sentiments une solution à ses malheurs. Elle entretient une haine envers des civilisations qui n’existent même plus et juge avec mépris tous les citadins de la planète qui ne pouvaient rien faire pour empêcher les conflits nucléaires. Ils furent de simples brebis enfermées dans la roue du système que le seigneur Alba et sa secte firent rouler fatalement vers le précipice et la catastrophe. La pauvre tribu perd donc son temps et surtout sa force à se créer une raison d’exister en refoulant tout sentiment ayant un lien avec la sensibilité. Il faut endurcir les jeunes, en faire des hommes, des braves et des héros. Malheureusement, elle refait en plus petit les mêmes erreurs que tous les conquérants à travers les siècles. Quiconque tente d’imposer sa loi s’attire fatalement les contres-coups de la résistance. S’il parvient à la briser, il a dépensé tant d’énergie que sa victoire ne lui rapporte que de vaines consolations. Anak doit tenter de convaincre les chefs de cette tribu qu’ils font fausse route puisque rien ne peut pousser à travers un cœur de pierre. (Cette aventure est racontée dans : les mangeurs de champignons.)

Anak ne peut assister malheureusement à la noce de Marianne et Mercéür, célébrée secrètement dans l’ancien village des Croucounains. Un mariage olympusien ne saurait se comparer, ni de près, ni de loin à ce que les mortels connaissent sur la vie de couple. S’épouser veut non seulement dire « s’unir par des liens sacrés » pour les Olympus, mais « fusionner leur nature » par un retour à la source originelle. La fée des eaux pures ne pouvait redonner à Mercéür sa véritable place au sein des immortels avant qu’il retrouve sa mémoire en permanence. À présent que le seigneur Alba est vaincu, le Maître de la mémoire n’a plus à souffrir d’amnésies périodiques à cause, bien sûr, de ses missions qui l’exigeaient et puis, sans le dire trop fort, un peu par la faute de son frère Manuel qui lui fit tourner la page de son grand livre fantastique lorsqu’il était enfant. Mercéür et Marianne sont à peine réunis devant la Grande-Prêtresse Osis qu’ils disparaissent subitement sous le regard amusé du Maître du destin qui est le seul à savoir que les amoureux viennent de plonger dans la source originelle. Tout de même, la pauvre prêtresse se demande à cet instant si sa présence était vraiment nécessaire pour célébrer la noce. Manuel devine ses pensées et lui dit qu’il est venu effectivement assister à un mariage important. Au même instant, Osis sent une main se serrer tendrement sur la sienne. Kana est de retour et lui offre un joli bouquet de roses. Le Maître du destin sourit en disant ironiquement que le papillon amoureux s’est finalement posé sur une fleur pour un long moment afin de permettre à ses deux ailes de s’aimer pour de nombreuses années. Il tend ensuite les mains devant le couple en ajoutant qu’ils ne seront jamais mari et femme mais unis par l’amour sacré qui ouvre toutes les voies jusqu’à l’origine du monde. Kana et Osis seront Grand-Prêtre et Grande-Prêtresse de l’amour et donc en constante relation mystérieuse avec Absou, Maître du feu originel et la Mère lumière, ultime matrice de la Vie. Manuel leur annonce que Mercéür et Marianne sont désormais les souverains de Féerie, le plus vaste royaume de l’univers.

Kana a prouvé par son dévouement à rechercher tous les fautifs qu’il les a aimé en semant dans leur cœur la graine d’espérance et ce, peu importe à l’époque où ils se trouvaient dans l’histoire terrestre. Ce n’est pas sans raison si Dorgon donna un berceau au futur missionnaire. Il avait vu en lui celui qui deviendra le Père des nouveaux-nés, c’est-à-dire des anciens fautifs. N’est-ce pas ainsi qu’on appelle à présent ceux qui reviennent sur Arkara? Les nouveaux-nés sont le « berceau d’une nouvelle civilisation » dont la sagesse remarquable ne pourra qu’avoir une nette influence constructive sur l’avenir des Arkariens. Le retour de Kana confirme non seulement qu’il vient de retrouver tous les fautifs mais qu’une autre page est tournée. Là encore, l’étrange pseudonyme « Egapalentour » ou « tourne la page » donné à ce missionnaire ne s’adressait pas seulement à la fin des temps de l’ancienne planète Arkara, mais aussi à celle d’une époque divisée entre les loyalistes et fautifs. Celle-ci est révolue, telle une page d’histoire définitivement tournée. Kana surprend tout de même le peuple lorsqu’il décide de s’installer dans l’ancienne maison du seigneur Alba. Selon lui, ce n’est pas cette demeure qui était lugubre mais plutôt celui qui l’habitait jadis en compagnie de Byblos et Mercéür. Située entre les vergers et les vignobles d’Atlantis, cette propriété perd rapidement sa triste réputation dès que Kana demande à des volontaires de l’aider à la rénover. Elle devient même la maison où y habitait autrefois le célèbre Mercéür comme si le sinistre Alba devait passer à présent au dernier rang parmi les occupants de celle-ci. Le seul vestige qui témoigne de son existence est son buste réalisé par son fils Byblos. Kana tient à le conserver pour que le peuple se souvienne d’un temps où sa naïveté permit à un manipulateur de semer la division et les malheurs qui en découlèrent par la suite.

Depuis l’intervention du Maître Anakilimon, les membres de la tribu australienne réalisent que leur haine envers les grandes civilisations était injustifiée puisque la majorité des citoyens du monde entier furent soumis à un système où l’Homme n’y avait plus sa place. Le vieux sage raconta comment des milliards d’individus périrent sans pouvoir freiner l’ardeur de celui qui contrôlait les ficelles du pouvoir en divisant les peuples entre eux. Il créa un véritable monstre monétaire devant lequel devaient s’incliner les nations. Le missionnaire compara Alba à un mauvais esprit qui ronge le cœur des hommes dans le but de les rendre haineux, orgueilleux, intolérants, fanatiques et égoïstes. Anakilimon demanda aux Zamours puisque c’est le nom de cette tribu, de ne pas nourrir l’esprit de vengeance en inculquant la dureté du cœur comme signe distinctif du brave et du valeureux. Être un homme, c’est savoir construire un monde meilleur et embellir la vie pour que chacun y trouve sa place au soleil. Les Zamours peuvent toujours refuser de croire Anakilimon et ne pas respecter ceux qui ne sont pas des braves selon leurs critères. Cependant, contrairement aux grandes civilisations, ils ne pourront jamais dire que l’intolérance ne mène pas à la perte de l’Homme. Après le départ du visiteur, les chefs de la tribu perdirent le goût de faire la guerre et même celui d’endurcir le cœur de leurs enfants qui peuvent à présent rêver recevoir de la tendresse.

Les survivants de la base lunaire finissent par venir s’établir sur Terre et se construisent quelques petites cités recouvertes de dômes légèrement bleutés pour se protéger contre les radiations. C’est d’ailleurs dans l’une d’elle que le jumeau de Paichel accomplit une mission en l’an 2200. Plus tard, les habitants se risquent à vivre en dehors de leurs dômes protecteurs malgré le développement de différents cancers chez la quasi-totalité de la population. Même si la majorité des Terriens doivent s’attendre à mourir avant l’âge de trente ans, ils comptent vivement sur les milliers de corps clonés qui se trouvent dans une immense salle en attendant de recevoir les cerveaux des cancéreux. Malheureusement, même si ces corps sont comme des bibelots animés qui attendent de se faire greffer le cerveau d’un mourant, ils sont également des proies faciles pour des Entités qui désirent les posséder. Des milliers d’esprits encore obsédés par le goût du pouvoir ont l’impression de suffoquer dans le nouveau paradis terrestre où l’amour, la paix et la liberté ne les intéressent pas : ils veulent imposer leurs lois, goûter aux jouissances des dictateurs, soumettre les faibles, rétablir l’esclavage, la pauvreté, la famine et les guerres qui sont le prix à payer pour qu’une minorité gouverne une planète. Ces Entités veulent libérer Alba de sa prison, quitte à détruire la frêle société terrienne qui vient à peine de renaître de ses cendres. Ces esprits rebelles quittent la fausse planète Terre de l’autre dimension pour arriver en légions sur la vraie bille bleue. Ils ne tardent pas à prendre possession des corps animés et une fois munis d’une enveloppe charnelle, s’emparent des armes qui ne servaient plus qu’à se défendre contre les animaux féroces. Ils sèment la terreur dans les petites communes pendant qu’un groupe s’empare des navires volants qu’ils peuvent trouver. Ils recherchent ensuite le Maître immonde qui ne tarde pas à les guider mentalement vers l’Australie. Là-bas, un jeune homme de la tribu des Zamours découvre la boîte maudite munie de sept serrures et que le temps fit sortir du sol comme un trésor empoisonné. Le garçon éprouve un mauvais pressentiment lorsqu’il saisit l’étrange objet et cherche alors à s’en débarrasser, mais lorsqu’il tente de le jeter dans une rivière, une force inconnue l’oblige à retenir son élan. Vraiment apeuré, il préfère enterrer la boîte de nouveau et juste à temps puisque les vaisseaux volent déjà au-dessus de la région, tels des vautours monstrueux. Ils cherchent un endroit où se poser ce qui donne l’occasion au pauvre jeune homme de fuir jusqu’à un campement où des frères de son village réalisent qu’ils en sont trop éloignés pour espérer y trouver de l’aide. Ils se cachent dans les collines pendant que des envahisseurs fouillent le sol à plusieurs endroits.

Le Maître du destin en a ras-le-bol d’Alba et des âmes de ses anciens dévots depuis qu’elles ont fui leur paradis. Même après mille ans de réflexions, elles n’ont encore rien comprises au sens de l’existence. Car désirer détruire, c’est mépriser la Vie et tout ce qui possède un lien direct ou indirect avec l’Amour. Manuel dessine un glaive dans son livre fantastique en disant à un lapin noir et blanc qu’il deviendra son corps sur Terre le temps qu’il lui faudra pour s’assurer personnellement que toutes les âmes rebelles quittent cette planète à tout jamais. Dissimulé dans le corps d’un petit animal aussi mignon et inoffensif, il ne risque pas d’attirer l’attention de Chronos qui déteste voir des Olympus vivre dans son royaume temporel sans son autorisation. De toute façon, Manuel n’a pas une seconde à perdre s’il veut éviter de voir Alba se faire libérer de sa prison. Il fait apparaître le glaive magique dans la main du pauvre jeune homme déjà entouré avec ses compagnons par des étrangers aux yeux égarés. Ceux-ci sourient malicieusement lorsqu’ils remarquent que les mains de l’un des Zamours sont noircies de terre. Cela prouve évidemment que celui-ci connaît l’endroit où se trouve leur Maître. Au même instant, le jeune homme entend une voix intérieure lui dire qu’il possède une arme qui le protège contre ces envahisseurs et lui suggère de la retourner vers le sol en la tenant à deux mains. Le garçon apeuré s’exécute et son geste laisse supposer à ses ennemis qu’il s’apprête à introduire son glaive dans la terre. Aussitôt une autre voix parfaitement auditive supplie ses dévots de fuir avant que ce primitif lui introduise cette épée céleste dans sa prison qu’il a enterrée à ses pieds. Les intrus préfèrent quitter les lieux en se laissant ainsi tromper par le Maître du destin. Ils descendent une colline en se promettant de revenir lorsqu’il fera nuit. Vraiment frustrés de ne pouvoir libérer Alba aussi facilement, ils ne remarquent même pas la présence d’un lapin noir et blanc assis sous un feuillage. L’animal les fixe toutefois d’un air sévère en croquant dans une carotte. Il en crache un morceau qui se transforme en centaines de fourmis rouges. Les envahisseurs commencent par se gratter pour finalement se frapper partout sur le corps pour tenter de se débarrasser de ces bestioles carnivores. Le lapin crache un autre morceau et une armée de scorpions s’attaquent à leur tour à ceux qui roulent sur le sol en hurlant de douleurs.

Le lapin agite joyeusement ses oreilles lorsqu’il voit Primus Tasal se rapprocher sur sa petite terre magique. Le singe vient s’asseoir près de son ami et lui dit d’une voix pleine d’émotion qu’il a vécu tous ces interminables millénaires pour voir ce jour où sa planète connaîtra enfin l’odeur de la paix universelle. Manuel lui répond qu’il a raison de s’en réjouir puisque les Hommes de bonne volonté pourront dorénavant gouverner la Terre dès que les esprits du mal cesseront de détruire leurs œuvres. Il donne ensuite un morceau de carotte à son compagnon qui aurait tout de même souhaité se faire offrir une banane. Mais dans les circonstances, le singe serait prêt à manger un citron pour fêter ce grand jour. Il demande timidement si cela serait mal vu de mettre un terme aux souffrances de ces hommes devant lui? Manuel lui répond froidement que ces corps animés ne sont pas des hommes mais des morts-vivants. Alors le singe émet un son si strident de sa gueule que les cervelles des envahisseurs éclatent en morceaux. Aussitôt après, des faibles lueurs sortent des corps et le Maître du destin leur ordonne de se rassembler dans une seule masse d’énergie. Primus Tasal sourit en réalisant que les pouvoirs des Olympus sont vraiment surprenants. Une boule énorme flotte lentement au-dessus du sol en attendant docilement de connaître son sort.

Les autres Entités rebelles qui sèment la destruction dans les communes ne tardent pas à trouver également leurs Maîtres dès que des vaisseaux en provenance de la planète des Mutants et de Ouars leur font la chasse. Les Ouarsiens sont ces extra-terrestres qui conservèrent pendant mille ans l’œuf du missionnaire Mêléüs lorsqu’il était à Alexandrie. De leur côté, les Mutants sont déjà en mesure de voyager dans le cosmos et malgré leurs têtes animales, Dorgon est parvenu à les faire grandement évoluer. D’ailleurs, il ne faut plus dire les Mutants, mais les Dorgonais. Les morts-vivants n’ont aucune chance d’échapper aux Dorgonais dès qu’ils se posent partout dans la région. Peu importe où ils tentent de se cacher, l’odorat extrêmement développé de leurs poursuivants guide fatalement vers leurs proies, ces anciens chasseurs convertis depuis longtemps à la foi végétarienne. Heureusement pour les rebelles d’ailleurs car les Dorgonais se contentent de les saisir par la taille pour les amener dans leurs vaisseaux. Bientôt, il ne reste plus un seul envahisseur en liberté. Alors que les Ouarsiens portent secours aux Terriens, les Dorgonais conduisent leurs prisonniers en Australie où le Maître du destin a déjà prévu comment les rendre à tout jamais inoffensifs.

Manuel compte se servir du miroir de vérité pour faire disparaître Alba et sa horde de dévots dans un monde « qui n’existe pas. » Aussi étrange que cela puisse paraître, il est possible de pratiquer une faille entre deux époques où rien n’existe, sinon le néant. Il ne faut surtout pas envoyer le divisionnaire dans un autre monde, une autre dimension ou même une quelconque époque située dans le temporel ou intemporel. C’est pour cela qu’il fait apparaître le miroir magique devant lui et qu’il crache un morceau de carotte sur celui-ci afin de le fendre en tellement de morceaux qu’Alba et ses fidèles ne pourront jamais se rendre quelque part dans la Création. Ces Entités seront divisées en autant de formes que ces morceaux de verre répandus sur le sol. Manuel sait très bien que la conscience d’être un miroir brisé est impossible à concevoir à moins de pouvoir réunir toutes ses parties. Alba se verra en tellement de formes différentes qu’il passera l’éternité à se demander laquelle est la vraie. Le Maître du destin oblige la boule d’énergie négative à traverser le miroir, suivie bientôt par les autres envahisseurs. Finalement, la boîte maudite sort d’elle-même du sol pour venir se jeter dans sa prison. Le lapin et le singe s’amusent ensuite à déplacer les fragments de verre pour créer une véritable œuvre abstraite avant d’ordonner au miroir magique de conserver cette apparence pour l’éternité. Le puissant Maître reprend ensuite sa forme humaine pour sourire au petit singe si ému par son intervention qu’il cherche même à lui embrasser les pieds. Manuel recule aussitôt puisque Primus Tasal n’a pas à se courber devant lui. Il s’empresse de le relever et l’embrasse sur le front avant de disparaître comme par enchantement. Alba n’existe plus et le singe remonte fièrement sur sa bille pour la faire chanter à travers le monde.

Primus Tasal a eu raison de croire que les Terriens sont vraiment sur la voie de la liberté lorsqu’il voit les Ouarsiens, Dorgonais, Zamours et les descendants des survivants de la base lunaire vivre en harmonie. Il est évident que certains conflits peuvent toujours se présenter, mais le singe se surprend à réciter la pensée d’un grand philosophe et scientifique : « Un monde de paix n’est pas un monde sans conflits, mais un monde où les conflits se règlent sans violence. » C’est cela que la grande communauté terrienne est parvenue à comprendre et appliquer dans ses lois. Les Ouarsiens ont installé un peu partout dans le monde des téléporteurs qui portent le joli nom : ponts sans frontières. Ils permettent aux habitants de se rendre sur Ouars, Mutant, Arkara, Féerie et même sur l’îlot intemporel de Mercéür qui, soit dit en passant, est devenu aussi vaste qu’un continent. Il n’existe plus de barrières entre ces mondes et cela permet la création d’une nouvelle race dont le teint légèrement violet prouve que le sang de cette nation résulte d’unions fécondes entre habitants de plusieurs planètes. Les Terriens ne sont plus isolés sur leur île perdue dans un coin de la voie lactée et cessent alors de craindre l’inconnu. Des millions d’Entités encore sur la nouvelle Terre de l’autre dimension reviennent progressivement vivre sur leur ancienne planète. Mais contrairement aux enfants qui naissent en oubliant le goût du paradis, il est maintenant possible de comprendre parfaitement le passé de son âme et même conserver en mémoire cette époque où les grandes civilisations se méprisèrent entre elles. Les enfants grandissent en conservant ce goût de la paix et en sèment partout les graines comme Kana le fit pour les fautifs.

Environ mille ans après la disparition d’Alba, la Terre se met à trembler légèrement. Les scientifiques se demandent sérieusement si les anciennes civilisations n’ont pas accéléré par leurs conflits nucléaires le vieillissement de la pauvre bille bleue. Même si les secousses sont insuffisantes encore pour créer de véritables problèmes, on s’inquiète toutefois du phénomène. Sur Arkara, on ignore pour le moment ce qui se passe sur Terre. Les habitants se préparent à une grande fête où l’hôte d’honneur sera Primus Tasal. Manuel et Mercéür tiennent à organiser celle-ci en espérant que le célèbre protecteur de la Terre l’ignore jusqu’au dernier moment. Peine perdue, on ne peut cacher grand chose à ce petit futé qui se trouve déjà au milieu des champs de blé d’Atlantis. Il tremble tellement en tentant de faire avancer sa bille magique qu’il est malgré lui responsable des secousses qui se produisent en même temps sur la vraie Terre. Le singe ne tient pas à un tel honneur puisqu’il sait qu’il va mourir avant de pouvoir y assister. Il aimerait prévenir ses amis de ne pas se donner tout ce mal pour lui, mais ses forces lui manquent tellement qu’il tombe à genoux sur sa bille. Il étend ses bras pour la caresser une dernière fois, puis repose sa tête sur le continent Amérique avant de fermer les yeux à tout jamais. Lorsque Mercéür découvre son vieil ami, il ne peut retenir ses larmes même s’il sait parfaitement qu’il devrait se réjouir de savoir que Primus Tasal vit quelque part en compagnie des puissants Maîtres de la forêt verte. Il prend le petit corps dans ses bras et le porte comme un jeune enfant qui semble dormir profondément et ordonne à la bille magique de le suivre. Il remarque alors une petite flûte en forme de serpentin dans la main de son ami qui tenait à lui dire qu’il sera tout de même de la fête en esprit. Bientôt, des enfants, des géants, des Paysans et même des animaux, oiseaux et insectes forment un long cortège derrière lui pour accompagner le petit protecteur de la Terre jusque devant la tour Royale. Le Souverain fantastique préservera précieusement dans son cœur celui qui a vu les Terriens accomplir des œuvres remarquables et surtout des bêtises affreuses au cours des âges. Mercéür examine la dépouille s’élever très haut avant de disparaître dans le Cœur lumineux. Primus Tasal sait que sa bille magique sera toujours chérie par les enfants qui la berce en lui chantant des airs pleins de douceur. La planète miniature est assez sage à présent pour rouler d’elle-même partout sur Arkara en laissant entendre des sons joyeux provenant de la vraie Terre.

L’aube vient de se lever et les jolies étoiles refusent de dévoiler d’autres secrets à l’enfant qui rêve à un monde meilleur dès que le soleil étire ses rayons dans un coin de la cour de l’orphelinat. Le bambin examine le triste dortoir à la lumière du jour et réalise que ces enfants ne sont pas aimés. Cela est pire que les terribles cornes du monstre Baa-Bouk. Le petit pensionnaire de sept ans a vu tant d’amour possible dans l’imaginaire qu’il souffrira toute sa vie d’avoir vécu ailleurs. Peu importe si les hommes se moquent de lui, il sait que les étoiles seront toujours là pour raconter qu’il existe un monde plein d’espoir quelque part dans ce vaste univers. Même si l’enfant sera fatigué, il reviendra encore et toujours devant cette large fenêtre qui lui ouvrit un passage intemporel.



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